Plus que quelques jours avant la sortie du dernier film de Jia Zhangke « A touch of sin ». L'occasion de donner la parole à Matthieu Laclau qui, il faut le rappeler, a remporté le prix du meilleur montage aux derniers Golden Horse Awards à Taipei pour son travail sur le film.
Voici son témoignage passionnant tant il nous fait découvrir les secrets de fabrication du film et son expérience sur le projet…
Cela commence par un coup de téléphone
Le 6 février 2013, Zhang Dong, le producteur de Jia Zhangke, m'appelle et me demande de venir travailler sur le montage de « A touch of sin », dès le lendemain. Il s'agit pour moi de travailler deux semaines dans un premier temps, pendant la période du nouvel an chinois durant laquelle je suis le seul à vouloir travailler. Zhang Dong m'explique que je suis surtout là pour manipuler l'ordinateur, plutôt que d'être vraiment monteur du film, Jia Zhangke montant lui-même son film. Et deux semaines seulement parce que Jia Zhangke doit repartir en tournage au bout de ces quinze jours. Je ne sais pas à ce moment si je serai rappelé après cette deuxième session de tournage, une fois la période du nouvel an chinois terminée.
J'avais entendu parler de ce nouveau film de Jia Zhangke les mois précédents et j'avais bien espéré que ce coup de téléphone arrive un jour ou l'autre, mais je ne m'y attendais plus. Le lendemain, je me rends donc au bureau de la société de Jia Zhangke, Xstream Pictures.
Je suis familier du lieu. En 2006, nous tournions le documentaire « Xiao Jia rentre à la maison » avec mes amis Damien Ounouri, Li Danfeng et Liliana Diaz. En 2008, quand je me suis installé à Pékin, j'ai vécu deux ans chez Zhang Yang (l'ingénieur du son de Jia Zhangke) et Danfeng, qui travaille depuis pour Zhang Yang en tant que monteur son. Au cours de ces années, j'ai appris le chinois et j'ai travaillé à plusieurs occasions avec Jia Zhangke. Notamment pour le montage de « Mr. Tree » réalisé par Han Jie, mais aussi lors de phase finale de montage et de post-production de Fidaï, documentaire réalisé par Damien Ounouri, filmé et monté par moi-même, et que Jia Zhangke a parrainé en devenant producteur du film.
Ce jour-là, même si je n'ai pas encore eu la chance de travailler sur un des films de Jia Zhangke, nous avons déjà une base solide de travail en commun. Il comprend bien mon chinois et il croit en ma sincérité, fait confiance à mes goûts cinématographiques et probablement, à ma passion du cinéma et à mes compétences techniques.
Jia Zhangke me présente son film
« A touch of sin » est constitué de quatre histoires qui se succèdent, celles de quatre personnages qui en viennent à la violence et au meurtre, la société exerçant sur eux des pressions qu'ils ne peuvent supporter.
Les histoires et les personnages sont liés les uns aux autres par quelques plans : sans le savoir, les personnages se croisent à certains moments du film. Jia Zhangke me présente les liens entre les personnages comme les interactions interpersonnelles que l'on trouve sur Weibo. Des gens qui ne se connaissent pas sont en fait reliés par des personnes intermédiaires, ce qui est aussi souvent le cas dans la société, mais Weibo affiche justement ces connexions entre les gens.
Autre point, Jia Zhangke filme plusieurs régions de Chine et veut montrer comment les chinois voyagent d'une région à l'autre. Les flux migratoires en Chine sont importants, des ouvriers migrants aux hommes d'affaires. Les familles sont souvent éclatées dans cet espace gigantesque et les moyens de transport sont très variés : le train à grande vitesse, le bus, la moto, les taxis noirs, l'avion, le bateau... Jia Zhangke a filmé tous ces moyens de transport dans son film et c'est souvent dans les transports que les liens entre les quatre personnages s'opèrent. Comme si les moyens de transport étaient une image du transfert de la violence qui s'opère de façon invisible et non-dite entre un personnage et un autre, comme un passage de relais dans une course du 400 mètres.
Enfin, Jia Zhangke m'explique qu'il a filmé « A touch of sin » comme un wuxiapian à l'époque contemporaine et qu'il a aussi beaucoup filmé les animaux. Je ne suis que peu intervenu sur ces deux aspects, très liés à la culture chinoise.
Je comprends vite que le projet est d'une grande complexité, mais Jia Zhangke a déjà très bien pensé et conceptualisé l'agencement de chaque élément, dés l'écriture du scénario. Shozo Ichiyama, son producteur japonais, me confiera plus tard que les scénarios de Jia ont toujours été très bien écrits et, contrairement à ce que j'imaginais, que la structure de ses films n'a jamais changé radicalement au tournage ou au montage (depuis Platform).
Cette conversation qui a probablement duré une demi heure stimule mon imaginaire. Mon mémoire de Master 2 portait en partie sur la transmission de la violence dans les sociétés modernes et je pense tout de suite à « Elephant » d'Alan Clarke. Avant que nous commencions le montage, je me sens donc proche de la thématique du film qui me passionne.
Le visionnage des rushs et le montage d'un "ours"
C'est un moment important pour moi, parce que je découvre l'histoire au fur et à mesure des séquences (je n'ai pas lu le scénario), et parce que je dois aussi faire mes preuves auprès de Jia Zhangke. Je trouve ma place assez vite et je prends un vrai plaisir dans notre relation de travail, réciproque je pense. Et surtout, les rushs sont magnifiques, le film est d'une ambition folle et je me retrouve être le premier spectateur de ces images.
Nous regardons chaque prise de chaque plan, dans l'ordre des séquences. Il prend des notes sur un petit cahier pour pouvoir s'y référer plus tard, si nous avons besoin de changer une prise pour une autre. Nous sélectionnons la meilleure prise de chaque plan. C'est un travail fastidieux, Jia Zhangke faisant en moyenne entre 10 et 20 prises, rarement moins. Parfois, le choix est évident ; souvent on hésite et il faut regarder deux ou trois fois plusieurs prises pour choisir. De temps en temps, un mouvement de caméra est plus joli sur une prise que sur une autre, mais le jeu d'acteur est meilleur sur la première. Choix toujours difficile quand il s'agit de choisir ce qu'il faut privilégier.
Par ailleurs, les prises se ressemblent en général et trouver les subtiles et infimes différences n'est pas toujours facile. Mais ce sont toutes ces petites différences ajoutées les unes aux autres qui participent de la grandeur d'un film. Dans le cinéma de Jia Zhangke, qui est un cinéma du plan long, le choix des prises est une étape déterminante du montage.
Nous discutons chaque prise et nous tombons souvent d'accord. Quand l'enjeu du plan est basé sur le jeu d'acteur, Jia Zhangke est davantage sûr de son choix. Quand le choix de la prise est basé sur la technique (mouvement de camera, point, qualité de la prise de son), c'est souvent moi qui propose une prise plutôt qu'une autre. Mais rien n'est systématique, c'est un dialogue et un travail collectif avant tout.
Jia Zhangke prend plaisir à regarder ses rushs, parce qu'il a peu de déceptions, et aussi parce qu'il voit que ça me plait beaucoup, ce qui le réconforte.
Quand nous finissons de visionner une séquence, nous la montons de la façon la plus évidente, sans faire de coupe de dialogue et en gardant la plupart des plans. Jia Zhangke ne découpe pas beaucoup, si bien que les combinaisons de montage sont limitées. Surtout, il se couvre peu : s'il a filmé trois plans pour une séquence, il a probablement conçu son premier plan pour couvrir le premier tiers de la scène, le second plan pour couvrir le deuxième tiers et le troisième la fin. Ce n'est pas systématique pour autant, il y a aussi des champs / contre-champs, mais on est souvent tombé d'accord sur l'ordre des plans et on a rarement fait des changements radicaux au cours du montage.
Les scènes d'action sont en revanche plus découpées, avec jusqu'à une quinzaine de plans, mais la logique reste souvent similaire.
Finalement, le premier montage durait presque 3 heures.
Alternance tournage / montage / son / musique / effets spéciaux / sous-titres
Quand j'ai commencé à travailler, début février 2013, Jia Zhangke sait que le temps est compté s'il veut être prêt pour Cannes. Et « A touch of sin » est sans aucun doute le film le plus compliqué techniquement de sa filmographie. Il y a beaucoup d'effets spéciaux (une trentaine de plans), le film a été tourné avec des optiques anamorphiques, beaucoup de décors et de personnages dans 4 régions différentes de Chine.
Début février, il a filmé autour de 80% du film. Il a gardé plusieurs scènes pour plus tard (la scène d'ouverture quand Zhou San, sur sa moto, tue les trois bandits ; la scène de l'aéroport en construction en haut d'une montagne où Xiao Yu rencontre sa mère ; la scène très wuxiapian durant laquelle Xiao Yu se fait frapper par Wang Hongwei et le tue avec un couteau ; la scène de prostitution dans un faux train, où Xiao Hui voit son amie “servir” un monsieur d'un certain âge ; la fin du film avec Xiao Yu dans le village du Shanxi de « Platform »).
Il a donc tourné ces scènes en trois fois, entre février et fin avril. Chaque fois qu'il part tourner, nous profitons de ce temps pour que Zhang Yang et Li Dan-Feng commencent à travailler sur le son. Quand Jia Zhangke revenait de tournage, je plaçais le mixdown de Zhang Yang et Li Danfeng sur la timeline, avec un son bien amélioré. De la sorte, nous avons optimisé au maximum le temps qui nous était imparti et faire un aller-retour régulier entre le son et le montage permet de fluidifier la collaboration. Les remarques de Zhang Yang et Li Danfeng influencent le montage et réciproquement. Autant Jia Zhangke était toujours là quand nous montions l'image, autant j'ai passé beaucoup de temps seul à travailler sur le son, à rajouter des ambiances sonores et des effets...
Quand Jia Zhangke était en tournage, nous travaillions aussi sur les sous-titres. Axiao, qui travaille à X-Stream, a d'abord placé les sous-titres chinois, puis j'ai travaillé avec un traducteur sur les sous-titres anglais. Puis Tony Ryans a repris tous les sous-titres anglais. Découvrir le film avec des sous-titres anglais m'a permis de mieux comprendre toutes les subtilités et les détails qui traversent tout le film.
Concernant les effets spéciaux, la société qui travaillait dessus a commencé à travailler dés le début du montage et nous avons reçu la plupart des plans fin mars, juste avant d'envoyer le film au Festival de Cannes.
Pour la musique, Lim Giong est venu à Pékin quelques jours en février et composait ensuite à Taipei. Nous avions décidé ensemble les parties qui nécessitaient de la musique et nous avons ainsi reçu ses morceaux petit à petit. Lors du mixage du film où je n'étais pas présent, Lim Giong a rajouté des morceaux qu'il avait préparés, au cas où. Il vient de gagner le Golden Horse de la meilleure bande originale de film.
Le film a été terminé le 13 mai, deux jours avant la première projection à Cannes et je pense que nous aurions pu difficilement tirer davantage parti du peu de temps disponible. C'est un aspect très technique du montage, mais qui est très important. Jia Zhangke aime pouvoir tout vérifier et contrôler et, de par mes compétences techniques, ma bonne communication avec les différentes équipes et mon acharnement au travail, j'ai pu donner à Jia Zhangke le confort de ne pas avoir trop à se soucier de ces questions.
La salle de montage dans les bureaux d'X-Stream a été le cœur de la post-production jusqu'à fin avril et je m'occupais de réunir tous les éléments des différents départements, de telle sorte que les images et les sons que nous montions dans la salle de montage était le fruit du travail des différents départements.
Dans la salle de montage
Comme pour tout film, nous avons été amenés à prendre un très grand nombre de décisions : certaines d’entre elles sont de l’ordre du détail, à l’image près ; d’autres sont plus importantes, comme couper une scène du film, choisir l’ordre des séquences… Chaque décision, de la plus infime à la plus forte, participe du film fini et chacune a son importance. Finalement, le travail de montage, c’est l’ensemble de ces petites décisions, qui s’emboitent les unes dans les autres, qui trouvent leur harmonie petit à petit.
Nous avons été en permanence les deux dans la salle de montage et c’est un peu comme jouer au ping pong, mais sans pour autant vouloir qu’il y ait un gagnant et un perdant. Quelque chose me gêne dans une scène : j’envoie la balle à Jia Zhangke qui trouve une bonne idée qui règle le problème. Jia Zhangke n’aime pas trop un raccord entre deux plans : il me renvoie la balle et je lui fais une nouvelle proposition… Ce qui compte n’est pas de savoir qui a une idée en premier ou qui voit un problème particulier, mais plus comment l’autre répond au problème soulevé ou à l’idée proposée. De mon point de vue, nous avons travaillé de façon très harmonieuse et c’était toujours très stimulant.
Lin Xudong est intervenu à plusieurs reprises et nous a souvent aidé à prendre certaines décisions qui nous faisaient hésiter. Par exemple, il y avait une scène à un péage d’autoroute entre Xiao Yu et son père. J’ai voulu couper cette scène depuis les premières semaines de montage, mais Jia Zhangke tenait à cette scène. Finalement, Jia Zhangke s’est laissé convaincre petit à petit de couper cette scène et l’avis de Lin Xudong a été important. Pour le dernier plan du film, quand tous les spectateurs regardent la caméra, l’une des personnes s’exclamait : “Monsieur le Juge, tu comprends aussi ton péché ?” J’aimais beaucoup cette idée, Jia Zhangke hésitait et Lin Xudong nous a convaincu que cela manquait de finesse et nous n’avons donc pas gardé cette phrase.
Lin Xudong a aussi proposé une très bonne idée, celle de commencer le film par deux plans de Wu Dahai, sur une moto, regardant le camion de tomates renversé, au lieu de commencer directement sur Zhou San sur sa moto se faisant arrêter par trois malfrats, comme c’était prévu au départ. Un exemple parmi d’autres.
Souvent, nous passons beaucoup de temps à faire et refaire. Nous montons d’abord d’une certaine manière, puis nous changeons, puis nous revenons en arrière, puis nous refaisons… Nous avançons à tâtons et plus nous nous approchons de la fin, plus les décisions sont de l’ordre du détail, du rythme, de l’harmonie entre les plans…
Monter « A touch of sin » fut une très riche expérience où j’ai beaucoup appris. Beaucoup de moments resteront gravés dans ma mémoire. C’est aussi l’histoire d’une relation humaine, celle d’un homme sensible et touchant qui se bat au quotidien pour faire le film dont il rêve.
Matthieu Laclau
Merci à Matthieu Laclau d'avoir accepté la publication de ce témoignage sur Chine et films.
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